Pourquoi tant d’experts en Supply Chain management se focalisent-ils maladroitement sur l’indicateur de performance OTIF — On Time In Full — que ce soit pour mesurer la performance d’un sous-traitant, d’un fournisseur ou même de leur propre usine ?

Parce que l’OTIF est séduisant. Il rassure. Il offre l’illusion d’un chiffre simple, d’une vérité unique et d’un contrôle total. À première vue, cet indicateur semble incarner la promesse du client satisfait : livrer à l’heure, livrer la bonne quantité, livrer ce qui a été commandé. Le rêve industriel résumé en quatre lettres. L’indicateur clé du bon fonctionnement d’une Supply Chain est et restera le Service aux Clients qui nous font vivre.

Les adeptes de l’OTIF se reconnaissent facilement. Ils parlent en pourcentages, ne jurent que par leurs dashboards, et considèrent tout écart à la cible comme un péché mortel. Le monde autour d’eux peut bien s’effondrer — ruptures, surstocks, coûts délirants, clients exaspérés — peu importe : l’OTIF est bon, donc tout va bien.

Pourtant, l’OTIF c’est le GPS des aveugles, c’est la version 4.0 de la pensée magique. On ne cherche plus à comprendre le système, on le note. On ne pilote plus le flux, on l’évalue. On suit la voix du GPS, même quand on commence à s’égarer.

Derrière ce vernis de simplicité qu’est l’OTIF, se cache en effet une pauvreté intellectuelle inquiétante. Car se limiter à cet indicateur, c’est confondre la conséquence avec la cause, le résultat avec la maîtrise, la mesure avec la compréhension.

Les vrais professionnels du Supply Chain management savent que l’OTIF n’est qu’un thermomètre. La performance d’un réseau d’approvisionnement, d’une usine ou d’un CMO important ne se réduit pas à la ponctualité de la livraison : elle réside dans la robustesse du processus, la maîtrise des variabilités, la synchronisation des flux, la qualité du pilotage décisionnel et la capacité à réagir intelligemment face à l’imprévu.

Mais voilà, mesurer ces dimensions demande du discernement, de la méthode, et surtout une culture du management par les causes plutôt que par les symptômes. C’est beaucoup moins “sexy” que d’agiter un pourcentage dans un comité de direction.

L’OTIF, dans bien des entreprises, est devenu le cache-misère d’une incompréhension profonde des mécanismes de la Supply Chain. On le brandit comme un totem, on le commente religieusement chaque mois, sans jamais interroger ce qu’il reflète vraiment. Or, un 98 % d’OTIF peut dissimuler une organisation sous tension, des stocks explosés, des arbitrages absurdes et des clients frustrés.

Les ignorants en Supply Chain s’en contenteront, car l’OTIF leur donnera une illusion de rigueur. Les autres, ceux qui en savent davantage, le regardent pour ce qu’il est : un signal utile, certes, mais seulement s’il s’inscrit dans une lecture systémique, relié à des indicateurs de fiabilité, de flexibilité, de collaboration et de pilotage.

L’OTIF ne peut jamais être un but. C’est un symptôme. Et tant qu’on confondra la fièvre avec la maladie, la Supply Chain restera gérée comme une mécanique fragile qu’on observe de loin, plutôt qu’un organisme vivant qu’on comprend et qu’on fait grandir.

Emmanuel de Ryckel