Comment les entreprises globalisées peuvent retrouver leur vitalité en redonnant une identité au terrain

L’histoire nous enseigne que les civilisations meurent rarement d’un choc extérieur : elles s’éteignent de l’intérieur, lorsqu’elles perdent le lien entre leur centre et leurs marges, entre leur culture et leur identité.

Ce qui s’est produit à l’échelle des empires semble aujourd’hui se reproduire dans le monde industriel.

La mondialisation, censée ouvrir les marchés et fluidifier les échanges, a parfois eu un effet paradoxal : elle a uniformisé, dévitalisé, et conduit de nombreuses organisations à perdre le sens de ce qu’elles étaient.

Des racines fortes : quand l’entreprise incarnait un projet collectif

Les grandes entreprises industrielles européennes ont souvent commencé comme des aventures profondément humaines et locales.

Chez Pierre Fabre, Servier ou UCB, des entreprises que je connais bien et admire, ou dans d’autres maisons fondatrices de l’industrie moderne, chaque site, chaque usine, portait une identité propre, une fierté d’appartenance, une relation directe avec son fondateur.

Les décisions étaient proches du terrain, les collaborateurs comprenaient leur contribution au projet collectif, et le sentiment de “faire partie de quelque chose” alimentait la motivation et la performance.

Cette phase correspond à ce que les historiens appellent l’âge d’or d’une civilisation : celle où la vision, la cohérence et la vitalité s’équilibrent.

La globalisation : de la cohérence à la déconnexion

Avec la chute du Mur de Berlin et l’expansion des marchés mondiaux, les entreprises ont naturellement cherché à se structurer pour affronter la complexité du global.

De nombreux sièges se sont alors centralisés, les fonctions se sont rationalisées, les outils se sont standardisés.

Sur le papier, c’était pour beaucoup la promesse d’une meilleure efficience.

Mais à mesure que le pouvoir de décision se concentrait au centre, le terrain dans ces entreprises ultra centralisées s’est progressivement vidé de son autonomie et de son sens.

Les usines, autrefois perçues comme des “entités vivantes” dotées d’un rôle stratégique, sont devenues des numéros dans une organisation mondiale, avec des marges de manœuvre réduites et une identité effacée.

Ce glissement n’a rien d’anecdotique : il marque le passage d’une organisation “incarnée” à une organisation “abstraite”. Et c’est souvent à ce moment-là que commence le déclin.

Les symptômes du déclin : perte d’engagement, bureaucratisation et désincarnation

Les organisations ne meurent pas de manque de stratégie, mais de manque de sens.

Quand les équipes ne se sentent plus reconnues, quand l’usine devient un centre de coûts, quand les décisions se prennent loin de ceux qui produisent, la désimplication s’installe.

L’énergie collective se dissout dans la complexité administrative.

La performance opérationnelle devient mécanique, déconnectée de la motivation humaine.

Les indicateurs remplacent la vision. Et, comme dans les civilisations en fin de cycle, l’organisation se fige.

Réapprendre à vivre : la renaissance par le local

Pour retrouver de la vitalité, les entreprises globalisées doivent réinventer leur rapport au terrain.

Cela ne signifie pas revenir à un modèle paternaliste ou fragmenté, mais réconcilier le global et le local.

Le global donne la direction, la cohérence, la culture commune.

Mais le local doit retrouver le droit à l’expérimentation, à la décision, à l’incarnation du projet.

Chaque usine, chaque site industriel, devrait être considéré non comme un maillon interchangeable, mais comme un centre de valeur, porteur de savoir-faire, d’initiative et de sens.

C’est ce qu’on pourrait appeler le nouveau contrat industriel : un équilibre entre la puissance du réseau global et la vitalité des racines locales.

Vers un humanisme industriel

Le XXIᵉ siècle sera celui des entreprises vivantes ou ne sera pas.

Les organisations capables de durer ne seront ni les plus centralisées ni les plus décentralisées, mais celles qui sauront combiner identité, autonomie et cohérence.

L’avenir appartient aux entreprises qui redonneront une âme à leurs territoires, une voix à leurs usines, et un sens à leur globalisation.

Car la véritable performance industrielle n’est pas seulement dans l’efficacité des systèmes : elle réside dans la vitalité des hommes et des lieux qui la font vivre.